« L’assassinat manqué de la psychanalyse » d’Agnès Aflalo, par Nathalie Georges-Lambrichs

Nathalie Georges-Lambrichs
L’association libre et sa rigueur,
par Nathalie Georges-Lambrichs

Musil voulut que son Ulrich fût homme à buter sur une phrase en lisant son journal, une phrase anodine, banale, qui ne faisait que qualifier de « génial » un cheval de course. Le « sans qualité » devint l’abri précaire de cet homme, grand précurseur et fauteur de tous les malentendus. Il n’avait pas ménagé la découverte freudienne : pour lui la psychanalyse n’était qu’une pseudo-science, une sorte de secte. Comme D.-H. Lawrence, Musil repoussait donc cet inconscient-là. Eût-il applaudi quand le législateur voulut non seulement réglementer, sous prétexte le garantir, l’exercice des psychothérapies, mais aussi définir les justes et bonnes manières de se former à l’exercice de cette discipline ? Sans doute ne peut-on faire parler les morts. Je gagerais pourtant que Lacan, lui, eût invité Musil à exposer dans son Séminaire ses mathèmes de la sexuation.

Cette introduction ne s’éloigne du livre d’Agnès Aflalo qu’en apparence. Il s’est bel et bien agi de la psychanalyse il n’y a pas six ans de cela, à couvert de la tentative de réglementer les psychothérapies et leurs agents. Ceux que Bernard-Henri Lévy appelle dans sa préface « les préfets de l’âme » étaient bel et bien prêts à prendre les commandes. À la faveur de la restructuration du système de soins, qui est en cours en France mais aussi en Europe, et fait place nette de l’orientation psychanalytique partout où elle le peut, la psychanalyse a bien failli passer à la trappe.

Qu’il serait beau, rêvait Jacques-Alain Miller à voix haute, il y a une dizaine d’années de cela, au cours de l’une des séances hebdomadaires de « L’orientation lacanienne », qu’il fraye depuis plus d’un quart de siècle, qu’il serait beau qu’il y eût une société des amis de l’inconscient ; mais, poursuivait-il, ce serait oublier que l’inconscient n’a pas d’amis.

Tout est là, à savoir la mise en cause, radicale, du lien à l’autre, qui s’effectue dans une analyse et, charité bien ordonnée, commence par cet autre que « moi-même » héberge à son corps défendant. Or, cet autre n’est pas un ami. Cette mise en cause débouche pourtant sur un lien social autre, lui aussi, dont causes et conséquences peuvent s’expérimenter et même se vivre dans ces « écoles » dont la psychanalyse a besoin pour persévérer dans sa réinvention.

Or, cette réinvention, poussée aujourd’hui dans ses retranchements par la dite « culture de l’évaluation », ne peut pas s’effectuer dans la langue des experts. Le rapport de l’être parlant à la langue, à la parole et au langage objecte, en effet, à sa réduction en items computorisés.

La psychanalyse partage donc avec les écrivains et même les poètes un souci du bien-dire qui est réfractaire aux protocoles et aux standards. Cela dit, et comme Agnès Aflalo le montre très précisément, il y a là des conflits d’intérêts puissants. L’économie mondiale et l’économie psychique ne sont pas sans redoutables affinités.

Que nous réserve le tournant de nos années 10 ? La psychanayse a été solidaire d’un certain état du monde et de la science. Symptôme elle-même d’un malaise dans la civilisation, elle n’a pas pu empêcher que celui-ci s’aggrave. Elle n’a pourtant pas dit son dernier mot, et c’est bien le sens de cet « assassinat manqué » : réserver la patience et la souplesse nécessaires pour prendre acte des effets ravageants du cognitivo-comportementalisme mal enchaîné. Cela commence, d’ailleurs. Ce n’est pas une raison pour pavoiser, mais pour travailler à mettre notre savoir-faire clinique à l’épreuve des discours, et de sa capacité à donner à la jouissance humaine ses lettres de noblesse (républicaine, cela va mieux en le disant).

Nathalie Georges-Lambrichs est psychanalyste, présidente des Psychologues Freudiens et membre de l’Ecole de la Cause Freudienne.

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